- EAN13
- 9791023905014
- Éditeur
- Capricci Editions
- Date de publication
- 15/09/2023
- Collection
- La Première collection
- Langue
- français
- Langue d'origine
- français
- Fiches UNIMARC
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Catherine Breillat, "Je ne crois qu'en moi"
Entretien avec Murielle Joudet
Catherine BREILLAT, Murielle JOUDET
Capricci Editions
La Première collection
Autre version disponible
-
Papier - Capricci 17,00
Présentation du livre par Murielle Joudet : Depuis que j’exerce le métier de
critique, je n’ai jamais cessé de réfléchir à des formes pour parler du
travail de Catherine Breillat. Nous nous sommes rencontrées une première fois
lors d’un entretien filmé, c’était en 2016, et je me souviens avec acuité du
contraste entre son corps, hémiplégique, et la fureur de sa pensée, de son
intelligence tranchante comme un couteau – elle est toujours restée cette
petite fille extralucide, orgueilleuse, en guerre contre tout. Une petite
fille de 70 ans. Chez elle, il faut le dire, corps et âme ne coïncident pas,
et c’est ce que son cinéma n’a cessé de montrer. Elle-même ironise génialement
sur le fait qu’après avoir été coupée en deux horizontalement, elle l’est –
depuis son AVC – désormais verticalement. Poser des questions à Catherine
Breillat, c’est pourtant, en tant que critique femme, se « recoller » :
rassembler la femme et la critique, rassembler son sexe et son cerveau, poser
tout à la fois des questions de cinéma et des questions de survie. Être soi
totalement, ne pas s’excuser – ni mettre de côté le fait – d’être une femme,
et d’avoir des questions de femme à poser à une grande cinéaste qui est allée
si loin dans l’auscultation de la féminité, de la différence des sexes, de la
honte d’avoir un corps qu’on nous inculque très tôt, très vite. Quelques
années après, une productrice voulait me parler d’un projet documentaire : un
épisode de Cinéastes de notre temps consacré à Breillat. L’entreprise me
semblait aussi passionnante qu’impossible : comment prendre une cinéaste à son
propre jeu – celui de la caméra ? Comment réussir à piéger (avec beaucoup
d’amour) ce monstre d’intelligence – passé maître dans l’art d’obtenir ce
qu’elle veut sur un tournage –, moi qui ne suis pas documentariste ? Elle
m’aurait dévorée tout cru. Heureusement, le projet en est resté à l’état de
rêve flou. Il me manquait de toute façon le culot pour réussir à ce que ce
tournage soit, pour elle, une épreuve de vérité. Mais depuis, il m’est
toujours resté sur la conscience une sorte de sourde responsabilité, de devoir
auquel il me fallait me confronter, au risque de le regretter un jour :
m’entretenir avec Catherine Breillat et qu’il en reste une trace quelque part,
que ce document-là soit consultable à tout moment, qu’il recèle à la fois
l’expérience de l’artiste et de la femme. Ce travail, on peut le dire, a été
fait : Breillat a toujours été bien comprise, de très bonnes monographies
existent sur son cinéma, les cinémathèques la célèbrent, des thèses
s’écrivent, un livre d’entretiens, réalisé par Claire Vassé, a été publié en
2006 (Corps amoureux, éditions Denoël). Qu’ajouter à ce corpus ? D’abord :
outre que la plupart des livres sur elle ne circulent plus, Breillat a,
depuis, fait d’autres films, a été victime d’un AVC qui a bouleversé sa vie et
redistribué les coordonnées de son cinéma. Du temps a passé, et ce temps fait
que l’œuvre d’un cinéaste se métamorphose lentement, se déplace
imperceptiblement, comme des plaques tectoniques. L’air du temps, lui aussi,
se déplace, faisant dire aux films de Breillat de nouvelles choses, laissant
apparaître des vérités inattendues. Je prends un exemple : si Romance a
toujours été une œuvre limite, « sulfureuse » diront ceux qui aiment qu’à n’y
voir qu’une petite curiosité érotique, il m’apparaît aujourd’hui encore plus
âpre, violent, nécessaire. Un grand film impossible, « infilmable » (le mot
revient sans cesse chez elle), et qui l’a pourtant été par une cinéaste qui
est toujours allée là où il était défendu de filmer, au cœur de cette immense
zone grise du féminin où désir, honte, fantasme, culpabilité, dégoût et quête
de soi s’entremêlent jusqu’à se confondre. Depuis, les lignes de faille qui
apparaissent dans le secret d’une conscience féminine font désormais partie
d’une discussion publique, ininterrompue. Le corps des femmes est redevenu un
champ de bataille politique, sociétal, esthétique, un sujet de conversation
qui ne fait plus peur. Les questions que Breillat projetait à la surface de
ces films, désormais, tout le monde – hommes et femmes – s’en empare, se les
pose, est sommé de se les poser. J’envisage d’abord ce livre d’entretiens
comme une sorte de dialogue socratique où il ne s’agit surtout pas de camper
une forme de neutralité méthodique mais d’assumer qui est en face, qui parle à
Breillat : une critique de 31 ans, l’esprit plein à ras bord de questions, et
que son métier prend sans cesse à témoin sur des questions qui ne peuvent
désormais plus être simplement esthétiques, plus seulement réservées à un
petit cénacle d’exégètes, de critiques et d’universitaires, mais qui désormais
appartiennent à tout le monde. Qu’est-ce qu’un regard féminin ? Y’en a-t-il
seulement un ? Quelle sorte de pacte un cinéaste signe-t-il avec ses acteurs ?
Jusqu’où peut-il aller pour avoir « son image » ? Qu’est-ce qu’une expérience
féminine ? Il me semble que son cinéma ne fait pas que poser platement ces
questions : Catherine Breillat en fait le nœud de sa mise en scène. La mise en
scène – tout comme la féminité, rendues chez elle indémêlables – deviennent
alors une expérience limite au bout de laquelle tout s’épure et se décante.
Ses films partent du fracas de la chair et cheminent vers une forme de
transparence idéelle. Dans tout ce que je lisais, quelque chose venait à
manquer : une approche qui ne serait pas que biographique, mais aussi
technique. Que le livre soit aussi un manuel de mise en scène : comment, à la
fin des années 70, finance-t-on son premier film quand on est une jeune femme
? Qui croit en vous ? Comment filme-t-on une scène d’amour, de sexe, un
meurtre ? Quelle différence entre un acteur non professionnel et une star ?
Pourquoi tourner des scènes de sexe non simulées ? Je me suis attelée à ne
jamais perdre de vue cette dimension technique au bout de laquelle se trouve
toujours la métaphysique d’un artiste. Le livre se scindera en six chapitres
qui correspondent aux six séances d’entretien que nous avons réalisées
ensemble : il y en a eu quatre depuis septembre 2022, et nous devrions bientôt
avoisiner les 20 heures de rushes. Je ne souhaitais pas faire un découpage
thématique, mais rendre compte d’une progression, faire sentir qu’à chaque
fois – six fois de suite – il faut recommencer l’exercice, gagner la confiance
de Breillat, approfondir, aller encore un peu plus loin. J’aimerais idéalement
que tout ce qui est habituellement expurgé des livres d’entretiens – sous
couvert d’une sorte de neutralité – soit présent dans ce livre : le contexte,
les digressions, ma fatigue et sa résistance, les questions qui semblent
parfois « à côté » mais qui, finalement, font accoucher Breillat de réponses
surprenantes. Je voulais aussi, et c’est important de le dire, un espace
protégé dans lequel il serait possible de tout dire. J’ai toujours envisagé
les livres sur le cinéma ainsi : comme un territoire blanc où parole et
écriture se libèrent, où l’on a le devoir de se délester de ce petit surmoi
qui fait que, lorsqu’on écrit au nom d’un journal ou d’un magazine, l’on finit
par s’autocensurer, par tourner différemment ce qu’on voulait dire. Dans un
article se joue toujours la responsabilité d’un titre de presse qu’on vient à
représenter. Dans un livre, on parle en son nom. Enfin, c’est même un tout
petit peu plus compliqué pour cet ouvrage : j’ai l’impression de ne pas
seulement retranscrire, mais d’écrire avec pour matériau la langue de
Catherine Breillat. Nous nous donnons rendez-vous moins dans la réalité (c’est
une femme qui est dans sa tête, qui semble toujours ailleurs) que sur ce
territoire mi-concret mi-abstrait qu’est la page. L’œuvre de Breillat – quinze
films, une dizaine de livres – a toujours été pour moi une sorte de grimoire
rouge, recelant des vérités immuables et interdites, et que j’aimerais pouvoir
faire lire à ceux qui en ignorent l’existence, à ceux qui l’ont lu puis
oublié. À intervalles réguliers, il m’a toujours semblé qu’il fallait refaire
le travail, reparler à Breillat, réécrire sur Breillat, rajouter des pages au
grimoire. Ce livre entretient un rapport mimétique à ses films : j’ai tenté de
faire mienne...
critique, je n’ai jamais cessé de réfléchir à des formes pour parler du
travail de Catherine Breillat. Nous nous sommes rencontrées une première fois
lors d’un entretien filmé, c’était en 2016, et je me souviens avec acuité du
contraste entre son corps, hémiplégique, et la fureur de sa pensée, de son
intelligence tranchante comme un couteau – elle est toujours restée cette
petite fille extralucide, orgueilleuse, en guerre contre tout. Une petite
fille de 70 ans. Chez elle, il faut le dire, corps et âme ne coïncident pas,
et c’est ce que son cinéma n’a cessé de montrer. Elle-même ironise génialement
sur le fait qu’après avoir été coupée en deux horizontalement, elle l’est –
depuis son AVC – désormais verticalement. Poser des questions à Catherine
Breillat, c’est pourtant, en tant que critique femme, se « recoller » :
rassembler la femme et la critique, rassembler son sexe et son cerveau, poser
tout à la fois des questions de cinéma et des questions de survie. Être soi
totalement, ne pas s’excuser – ni mettre de côté le fait – d’être une femme,
et d’avoir des questions de femme à poser à une grande cinéaste qui est allée
si loin dans l’auscultation de la féminité, de la différence des sexes, de la
honte d’avoir un corps qu’on nous inculque très tôt, très vite. Quelques
années après, une productrice voulait me parler d’un projet documentaire : un
épisode de Cinéastes de notre temps consacré à Breillat. L’entreprise me
semblait aussi passionnante qu’impossible : comment prendre une cinéaste à son
propre jeu – celui de la caméra ? Comment réussir à piéger (avec beaucoup
d’amour) ce monstre d’intelligence – passé maître dans l’art d’obtenir ce
qu’elle veut sur un tournage –, moi qui ne suis pas documentariste ? Elle
m’aurait dévorée tout cru. Heureusement, le projet en est resté à l’état de
rêve flou. Il me manquait de toute façon le culot pour réussir à ce que ce
tournage soit, pour elle, une épreuve de vérité. Mais depuis, il m’est
toujours resté sur la conscience une sorte de sourde responsabilité, de devoir
auquel il me fallait me confronter, au risque de le regretter un jour :
m’entretenir avec Catherine Breillat et qu’il en reste une trace quelque part,
que ce document-là soit consultable à tout moment, qu’il recèle à la fois
l’expérience de l’artiste et de la femme. Ce travail, on peut le dire, a été
fait : Breillat a toujours été bien comprise, de très bonnes monographies
existent sur son cinéma, les cinémathèques la célèbrent, des thèses
s’écrivent, un livre d’entretiens, réalisé par Claire Vassé, a été publié en
2006 (Corps amoureux, éditions Denoël). Qu’ajouter à ce corpus ? D’abord :
outre que la plupart des livres sur elle ne circulent plus, Breillat a,
depuis, fait d’autres films, a été victime d’un AVC qui a bouleversé sa vie et
redistribué les coordonnées de son cinéma. Du temps a passé, et ce temps fait
que l’œuvre d’un cinéaste se métamorphose lentement, se déplace
imperceptiblement, comme des plaques tectoniques. L’air du temps, lui aussi,
se déplace, faisant dire aux films de Breillat de nouvelles choses, laissant
apparaître des vérités inattendues. Je prends un exemple : si Romance a
toujours été une œuvre limite, « sulfureuse » diront ceux qui aiment qu’à n’y
voir qu’une petite curiosité érotique, il m’apparaît aujourd’hui encore plus
âpre, violent, nécessaire. Un grand film impossible, « infilmable » (le mot
revient sans cesse chez elle), et qui l’a pourtant été par une cinéaste qui
est toujours allée là où il était défendu de filmer, au cœur de cette immense
zone grise du féminin où désir, honte, fantasme, culpabilité, dégoût et quête
de soi s’entremêlent jusqu’à se confondre. Depuis, les lignes de faille qui
apparaissent dans le secret d’une conscience féminine font désormais partie
d’une discussion publique, ininterrompue. Le corps des femmes est redevenu un
champ de bataille politique, sociétal, esthétique, un sujet de conversation
qui ne fait plus peur. Les questions que Breillat projetait à la surface de
ces films, désormais, tout le monde – hommes et femmes – s’en empare, se les
pose, est sommé de se les poser. J’envisage d’abord ce livre d’entretiens
comme une sorte de dialogue socratique où il ne s’agit surtout pas de camper
une forme de neutralité méthodique mais d’assumer qui est en face, qui parle à
Breillat : une critique de 31 ans, l’esprit plein à ras bord de questions, et
que son métier prend sans cesse à témoin sur des questions qui ne peuvent
désormais plus être simplement esthétiques, plus seulement réservées à un
petit cénacle d’exégètes, de critiques et d’universitaires, mais qui désormais
appartiennent à tout le monde. Qu’est-ce qu’un regard féminin ? Y’en a-t-il
seulement un ? Quelle sorte de pacte un cinéaste signe-t-il avec ses acteurs ?
Jusqu’où peut-il aller pour avoir « son image » ? Qu’est-ce qu’une expérience
féminine ? Il me semble que son cinéma ne fait pas que poser platement ces
questions : Catherine Breillat en fait le nœud de sa mise en scène. La mise en
scène – tout comme la féminité, rendues chez elle indémêlables – deviennent
alors une expérience limite au bout de laquelle tout s’épure et se décante.
Ses films partent du fracas de la chair et cheminent vers une forme de
transparence idéelle. Dans tout ce que je lisais, quelque chose venait à
manquer : une approche qui ne serait pas que biographique, mais aussi
technique. Que le livre soit aussi un manuel de mise en scène : comment, à la
fin des années 70, finance-t-on son premier film quand on est une jeune femme
? Qui croit en vous ? Comment filme-t-on une scène d’amour, de sexe, un
meurtre ? Quelle différence entre un acteur non professionnel et une star ?
Pourquoi tourner des scènes de sexe non simulées ? Je me suis attelée à ne
jamais perdre de vue cette dimension technique au bout de laquelle se trouve
toujours la métaphysique d’un artiste. Le livre se scindera en six chapitres
qui correspondent aux six séances d’entretien que nous avons réalisées
ensemble : il y en a eu quatre depuis septembre 2022, et nous devrions bientôt
avoisiner les 20 heures de rushes. Je ne souhaitais pas faire un découpage
thématique, mais rendre compte d’une progression, faire sentir qu’à chaque
fois – six fois de suite – il faut recommencer l’exercice, gagner la confiance
de Breillat, approfondir, aller encore un peu plus loin. J’aimerais idéalement
que tout ce qui est habituellement expurgé des livres d’entretiens – sous
couvert d’une sorte de neutralité – soit présent dans ce livre : le contexte,
les digressions, ma fatigue et sa résistance, les questions qui semblent
parfois « à côté » mais qui, finalement, font accoucher Breillat de réponses
surprenantes. Je voulais aussi, et c’est important de le dire, un espace
protégé dans lequel il serait possible de tout dire. J’ai toujours envisagé
les livres sur le cinéma ainsi : comme un territoire blanc où parole et
écriture se libèrent, où l’on a le devoir de se délester de ce petit surmoi
qui fait que, lorsqu’on écrit au nom d’un journal ou d’un magazine, l’on finit
par s’autocensurer, par tourner différemment ce qu’on voulait dire. Dans un
article se joue toujours la responsabilité d’un titre de presse qu’on vient à
représenter. Dans un livre, on parle en son nom. Enfin, c’est même un tout
petit peu plus compliqué pour cet ouvrage : j’ai l’impression de ne pas
seulement retranscrire, mais d’écrire avec pour matériau la langue de
Catherine Breillat. Nous nous donnons rendez-vous moins dans la réalité (c’est
une femme qui est dans sa tête, qui semble toujours ailleurs) que sur ce
territoire mi-concret mi-abstrait qu’est la page. L’œuvre de Breillat – quinze
films, une dizaine de livres – a toujours été pour moi une sorte de grimoire
rouge, recelant des vérités immuables et interdites, et que j’aimerais pouvoir
faire lire à ceux qui en ignorent l’existence, à ceux qui l’ont lu puis
oublié. À intervalles réguliers, il m’a toujours semblé qu’il fallait refaire
le travail, reparler à Breillat, réécrire sur Breillat, rajouter des pages au
grimoire. Ce livre entretient un rapport mimétique à ses films : j’ai tenté de
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